XVI
Ses paupières battirent. La main qui tenait le cigare éteint et la boîte de bière, se mit à trembler. Lars dit encore :
— Pour l’instant, je suis en leur pouvoir aussi totalement que vous l’êtes.
— N’êtes-vous pas venu ici volontairement ?
— Oui. En fait, j’ai personnellement plaidé ma cause devant le maréchal Paponovitch. Personne ne m’a obligé à venir ici. Personne ne m’a menacé d’un revolver. Mais quelqu’un a tiré son revolver de son tiroir pour que je le voie bien et que je sache…
— Un homme du FBI ?
Ses yeux s’étaient agrandis, comme ceux d’un enfant auquel on raconte un exploit fabuleux.
— Non, pas à proprement parler. Un ami du FBI, dans ce monde amical, coopératif, qui est celui où nous vivons. Mais ce n’est pas important. Nous ne devons pas nous laisser déprimer en parlant de cela. Ce que vous devez savoir, c’est qu’ils peuvent à tout moment mettre la main sur moi. Le moment venu, ils me l’ont fait comprendre.
— Ainsi, la différence n’est pas si grande, dit-elle pensivement. Et on m’avait dit que vous étiez une sorte de prima-donna !
— J’en suis une. Je suis difficile à vivre. On ne peut compter sur moi. Mais, malgré tout, s’ils le veulent vraiment, ils peuvent tirer de moi ce dont ils ont besoin. Et c’est cela qui compte. Qu’est-ce que vous prenez comme drogue ?
— De la formophane.
Il n’en avait jamais entendu parler. Maladroitement aussi gauchement qu’un adolescent qui veut jouer à l’adulte, elle avala quelques gorgées de bières, directement de la boîte, continuant :
— C’est un médicament rare. Vous ne l’avez pas à l’Ouest. C’est une firme de l’Allemagne de l’Est, une ancienne usine appartenant à un cartel pharmaceutique d’avant l’époque nazie, qui le fabrique. En réalité, on le fabrique…
Elle hésita un instant. Manifestement, elle se demandait s’il était sage de poursuivre :
— … On le fabrique uniquement pour moi. L’institut Pavlov de la Nouvelle-Moscou a analysé pendant six mois mon métabolisme cérébral pour voir ce qu’on pouvait faire pour… l’améliorer. Une fois en possession de sa formule chimique, on l’a transmise à TA-G. Chemie. Et l’A.G. Chemie fabrique pour moi deux grammes de formophane par mois.
— Quel en est l’effet ?
— Je ne sais pas, répondit-elle prudemment.
Il eut soudain peur. Pour elle. Pour ce qu’ils avaient fait et pouvaient refaire aussi souvent qu’ils le voudraient.
— Ne ressentez-vous vraiment aucun effet ? Une plongée plus profonde dans l’état de transe ? Une transe plus longue ? Moins de séquelles désagréables ? Vous devez ressentir quelque chose. Vos dessins se sont peut-être améliorés ? Voilà pourquoi ils vous donnent de la formophane.
— Peut-être pour m’empêcher de mourir ?
La peur qui le rongeait devint encore plus forte :
— Pourquoi mourir ? Expliquez-vous. Même si l’on considère la nature épileptiforme de…
Il essayait de ne pas hausser la voix, de parler sans passion, comme si la chose avait peu d’importance.
— Je suis très malade, dit-elle. Mentalement. J’ai ce qu’ils appellent des « dépressions ». Voilà pourquoi je fais et ferai toujours de longs séjours à l’Institut Pavlov. Ils éprouvent beaucoup de difficultés à me maintenir en état de fonctionner, Lars. C’est un fait. C’est une affaire de tous les jours, et la formophane m’est une aide. J’en prends, et je suis heureuse d’en prendre. Je n’aime pas ces « dépressions », quel que soit le nom qu’on leur donne. Savez-vous ce que je ressens alors ?
Elle se pencha vers lui, avec une sorte de passion :
— … Voulez-vous le savoir ?
— Naturellement.
— Une fois, j’étais en train de regarder ma main. Je l’ai vue se dessécher, mourir, devenir la main d’un cadavre. Elle a pourri, est devenue poussière. Et cela a gagné tout mon corps. Je ne vivais plus. Et puis… je suis revenue à la vie. Mais d’une autre façon, c’était la vie d’après. D’après la mort… Dites quelque chose.
— Je pense que cela pourrait intéresser les institutions culturelles et religieuses.
C’était tout ce qui lui était venu à l’esprit.
— Dites-moi, Lars. Pensez-vous que nous deux, tous les deux ensemble, nous soyons capables de faire ce qu’ils veulent ? Pouvons-nous leur donner ce qu’ils appellent… je hais ce mot… une arme véritable.
— Évidemment.
— Mais d’où la tirerons-nous ?
— De l’endroit que nous… visitons. Comme si nous prenions de la psylocybine, qui est apparentée, comme vous le savez, à l’hormone des glandes surrénales. Mais j’ai toujours préféré penser que c’est comme si je prenais du téo-nanacatyl.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un mot aztèque qui signifie « la chair de Dieu ».
— Vous le connaissez sous le nom de son alcaloïde : la mescaline.
— Visitons-nous le même endroit, vous et moi ?
— Probablement.
— Où est-ce ?
Elle avait levé la tête, l’attendant, l’écoutant, le regardant.
— Vous ne dites rien. Vous ne savez pas. Moi, je sais.
— Alors, dites-le moi.
— Je vous le dirai si vous prenez de la formophane.
Elle se leva, disparut dans la pièce voisine. Elle revint avec deux cachets qu’elle lui tendit.
Pour des raisons qu’il ignorait, qui d’ailleurs ne l’intéressaient pas, il avala les deux cachets avec sa bière sans même esquisser un geste de protestation. Pendant un moment, les cachets lui collèrent à la gorge, semblèrent devoir y rester, puis glissèrent au-delà du point d’où il aurait pu les rejeter en toussant. Désormais, la drogue faisait partie de lui, quel que fût son effet, quelle que fût l’influence particulière qu’elle pût avoir sur lui. Il l’avait prise de confiance. C’était ainsi.
Confiance en Lilo Toptchev, pensa-t-il soudain, et non dans cette drogue. Ce fut alors qu’elle dit à sa grande surprise :
— Tout homme capable de faire cela est un homme qui a échoué.
Elle semblait triste, mais absolument pas déçue. Comme si la confiance qu’il lui montrait faisait ressurgir un pessimisme instinctif, profondément enfoui en elle. Ou était-ce quelque chose de plus ? Le fatalisme slave ?
Il ne put s’empêcher de rire, comme si elle se caricaturait elle-même. En réalité, il ne savait rien d’elle, ne pouvait pas déchiffrer le fond de sa pensée. Elle dit soudain :
— Vous allez mourir. J’avais préparé à l’avance ce que j’ai fait. J’ai peur de vous.
Elle eut un sourire :
— … Ils m’ont toujours dit que si je les laissais tomber, des hommes de main de la KVB qui opèrent déjà dans le Bloc-Ouest, vous kidnapperaient, vous transporteraient à Boulganinegrad pour vous utiliser, tandis qu’ils me rejetteraient sur ce qu’ils appellent « le tas d’ordures de l’histoire ». À la vieille manière consacrée. À la manière de Staline.
— Je ne croirai jamais, même l’espace d’une seconde, que vous me dites la vérité.
— Vous ne croyez pas que vous avez fait tout ce chemin juste pour que je vous assassine ?
Il se contenta de répondre d’un signe de tête. Après un instant, elle soupira :
— Vous avez raison.
Il se laissa aller en arrière sur son siège, enfin soulagé. Sa respiration reprit.
— … Mais j’ai peur de vous. Ils m’ont toujours menacé avec vous, j’ai vécu avec cette épée de Damoclès au-dessus de ma tête, si bien qu’il me suffisait de penser à vous pour vous haïr. Évidemment, vous mourrez. Tout le monde meurt. Tous sont morts dans le passé. Mais vous ne mourrez pas de ce que je viens de vous donner. C’est un stimulant du métabolisme du cerveau, qui ressemble à de la sérotonine. Je vous l’ai donné parce que je voulais vraiment voir l’effet que ça vous fait. Savez-vous ce que je voudrais arriver à faire avec vous ? Essayer tous deux vos drogues avec la mienne. Nous n’associerions pas seulement notre talent, mais nos stimulants métaboliques pour voir ce que nous en tirerions. Parce que…
Elle hésita un instant, de plus en plus l’air d’une enfant, à la fois sombre et excitée :
— … Parce que nous devons réussir, Lars. Nous le devons.
— Nous réussirons, affirma-t-il d’un ton rassurant. Et soudain, alors qu’il était assis, la boite de bière à la main, alors qu’il la regardait nonchalamment, pensant qu’il s’agissait d’une bière excellente, danoise, brune, la drogue fit son effet.
D’un seul coup, il se trouva comme envahi par un feu dévorant. Il parvint péniblement à se redresser, les mains en avant. La boîte de bière tomba, se mit à rouler, répandant partout son contenu sur le tapis, des traînées sombres, laides, mousseuses, comme si l’on venait d’égorger quelque grand animal et que sa vie sortait de lui à flots. Comme si, en dépit de ce qu’elle venait de dire, pensa-t-il, j’étais entré dans le royaume de la mort. Dieu puissant !
— Qu’y a-t-il ?
La voix de Lilo lui parvenait de très loin.
— C’est votre sérotonine… Il s’exprimait avec difficulté.
— … Peut-être la combinaison avec l’alcool, la bière. Pouvez-vous… la salle de bain.
Il fit un pas, deux pas.
Elle le guidait, effrayée. Cela, il en était sûr, il voyait encore son visage marqué par la peur.
— … Ce n’est rien. Je… Ce fut tout.
Le monde s’était évanoui. Il était mort. Et il se retrouvait dans un autre monde éclatant de lumière terrible, auquel il n’avait encore jamais accédé.